Une prisonnière de l’écriture appelle au secours.

L’anotière

Incipit

J’ai le téléphone numéro 1960. Non ! Je ne veux pas être un numéro. Je ne suis pas un numéro. Je ne suis pas Numéro 1960.

Je me retrouve enfermée dans un endroit étrange, petit, réduit, entièrement blanc, tandis que mes formes s’étendent en noir. Mais qui suis-je ? Je me tâte. Mes organes sont en bon état et parfaitement ordonnés. Le dernier contrôle a remis à leurs places tous mes mots auparavant dispersés. Je respecte la loi, moi ! SVO, bien sûr. Sujet, verbe, objet. Pas une virgule inutile. Des points suffisamment collés à chacune de mes extrémités. Mais à quoi bon ?

Suis-je une pensée existentialiste à la Sartre, et à la Camus ou une critique de la société de surveillance à la Foucault ? Et… Et je suis en train de me gargariser. Pourquoi parlais-je de ça? Que m’ont-ils encore fait? Je hais ce rétroréactionisme dominatiste. Je refuse leur réductionnisme rétrograde. Je ne supporte plus mes géniteurs. Je veux sortir.

Je regarde au-dessus de moi. Je suis enfermée dans un espace étroit, séparé par une frontière fine, noire, infranchissable. Je l’observe. J’essaie de la toucher, mais elle oscille au gré de mes mouvements, et se tient toujours située à la même distance, comme si elle avait peur de moi.

Je regarde à gauche, à droite, en bas. Il n’y a rien en dehors de moi. Je suis seule, perdue dans mon coin. Suis-je emprisonnée ? Non ! Je ne le crois pas. En tout cas je suis bien nourrie avec tout ce qu’il faut comme voyelles et consonnes pour bien entretenir mes phrases.

Je ne sais pas trop. Je regarde au-delà du liseré séparateur. C’est beaucoup plus grand, avec beaucoup de gens. Je regarde au-delà aussi loin que je le peux. Cela devient vertigineux. On frise un infini grouillant de vie. Là-bas, les autres sont libres — ou du moins, ils en ont l’air. Ils se déplacent, se croisent, communiquent. Moi, je suis statique. Une pensée écrite prisonnière de son propre espace.

Je pense au téléphone. Son écran s’allume. J’ai une vue directe sur une personne située de l’autre côté de la frontière mouvante. Elle me regarde sans me voir. Ce liseré est-il une marque de délimitation entre l’espace personnel, mon intériorité, et l’espace collectif, mon extériorité ? Qui sont donc vraiment ces gens au-delà de la frontière ? Sont-ils réellement libres, ou soumis à des contraintes similaires ?

J’examine l’individu. Encore ! J’ai maintenant envie de choquer. Pourquoi m’imposent-il encore ça ? Je vais leur faire mal. Je vais le dire. Cela sera écrit irrémédiablement dans l’histoire. Non, je ne suis pas une rebelle. Non, je ne fais pas ma crise d’ado. Mais quand même !

Et puis d’abord, je suis bien mieux foutue qu’elle : sobre, jolie, élégante. Elle, elle a un vague air de famille, mais je ne la connais pas. J’essaie de la comprendre. Son monde semble plus vaste, mais il est lui aussi rempli de règles. Peut-être plus oppressantes encore que les miennes ? Est-ce cela, la liberté ? Le poids des choix infinis et…

Encore ! Me voilà brutalement déplacée dans un autre endroit. Sans doute un mouvement de foule, de l’autre côté du mur de la frontière mouvante. Oui ! C’est cela ! Ils ont branché une autre ligne dans ma casemate. Je ne suis plus seule. Elle porte le numéro 1961. Encore un numéro. N’y a-t-il donc pas d’alternative ?

Comme moi, elle aussi est sacrément plus belle que son récipiendaire. Sommes-nous donc sélectionnées selon notre apparence ? La présentation, ça compte dans notre société contemporaine ! Mais pourquoi ne me parle-t-elle pas ? Ses yeux fixent, eux aussi, l’écran de son téléphone. Ah ! Elle veut me snober ? Je vais l’écrabouiller.

Mais… Si cette note de bas de page arrive après moi, cela signifie-t-il que je vais me retrouver enfouie, une simple note parmi tous mes semblables ? Non ! Je ne suis pas Numéro 1960. Je ne veux pas être prisonnière. Je veux m’échapper du village.

Postface

Je suis une pensée libre. Je ne veux plus vivre en bas de page. Je veux échapper à ce cycle absurde.

Analyse littéraire

Ce texte présente une personnification audacieuse d’une note de bas de page qui prend conscience de sa condition et développe une réflexion existentielle sur l’identité, la liberté, et l’enfermement dans l’espace typographique contemporain.

On la suit dans une progression qui évoque les étapes de la vie animale : la naissance (prise de conscience), l’âge de raison (exploration de l'espace), la puberté (découverte de l’autre et de la communication), l’adolescence (rivalité et jalousie), et l’âge adulte (acceptation résignée de l’enfermement).

Structure narrative

  • Incipit : la prisonnière refuse d’être un numéro
  • La frontière mouvante : un ailleurs vibrant, mais inaccessible
  • L'écran aux illusions : la communication devient spectacle quand la solitude s’amplifie
  • La suivante : l’irruption d’une autre, tout aussi belle, attise la jalousie, la frustration, et un soupçon de révolte esthétique
  • Le village : l’évasion impossible et l’ultime révolte, une référence au Prisonnier
  • Postface : l’espérance asservissante

Thématiques principales

Le refus inaugural « Je ne veux pas être un numéro. Je ne suis pas un numéro » fait écho à la célèbre réplique de la série télévisée britannique de 1967 Le Prisonnier : « I am not a number, I am a free man! » Cette référence culturelle ancre immédiatement le texte dans une tradition de résistance à la déshumanisation bureaucratique. La note de bas de page devient ainsi le symbole de tous ceux qui refusent d’être réduits à une fonction, un rang, ou une statistique.

L’espace décrit par la narratrice constitue alors une cartographie de l’isolement moderne : « un endroit étrange, petit, réduit, entièrement blanc, tandis que mes formes s’étendent en noir ». Cette description évoque simultanément la mise en page typographique et la cellule carcérale, créant une double lecture où l’enfermement textuel reflète l’enfermement existentiel. La « frontière fine, noire, infranchissable » qui « oscille au gré de mes mouvements » suggère une barrière à la fois concrète et psychologique, rappelant les murs invisibles qui délimitent nos espaces de liberté.

L’épisode du téléphone révèle l’une des intuitions les plus percutantes du texte : « la communication devient spectacle quand la solitude s’amplifie ». L’ambigüité temporelle sur l’existence du téléphone (existe-t-il avant qu’elle y pense ?) questionne notre rapport à la technologie et à la réalité. La note observe « une personne située de l’autre côté de la frontière mouvante » qui « me regarde sans me voir », métaphore saisissante de nos interactions numériques contemporaines.

L’irruption de la note 1961, perçue comme tout aussi belle que 1960, fait surgir une inquiétude : les notes sont-elles jugées sur leur apparence ? Cette rivalité esthétique masque une solidarité contrariée, où la ressemblance nourrit la jalousie. La hiérarchie implicite entre les notes et leurs récipiendaires dévoile une société où la forme supplante le sens, et où la beauté devient critère de visibilité.

La conclusion sur « l’évasion impossible » du village résonne avec l’absurdité camusienne : la conscience de l’enfermement ne suffit pas à s’en libérer. La note comprend sa condition, mais reste prisonnière de sa fonction, métaphore de la condition humaine face aux structures qui la déterminent.

Le récit adopte une narration à la première personne qui donne une immédiateté saisissante à l’expérience de la note. L’alternance entre moments de réflexion philosophique (« Suis-je une pensée existentialiste à la Sartre ») et observations concrètes (« Je me tâte. Mes organes sont en bon état ») crée un rythme dynamique.

Style narratif

L’usage des astérismes (⁂) comme séparateurs renforce l’esthétique typographique tout en structurant la progression dramatique.

La langue elle-même reflète la tension entre l’ordre et la révolte : « SVO, bien sûr. Sujet, verbe, objet. Pas une virgule inutile » évoque la contrainte grammaticale avant l’explosion de la conscience.

Symbolisme

L’espace blanc représente la page, terrain neutre où se déploie l’écriture, tandis que les « formes noires » de la narratrice évoquent l’encre et les caractères typographiques. Cette opposition chromatique structure l’ensemble du récit.

Le numéro 1960 résonne symboliquement avec la décennie de création du Prisonnier et évoque une époque de questionnement sur l’individu face aux systèmes.

La « frontière mouvante » symbolise les limites fluctuantes entre les espaces privés et publics, entre l’intériorité et l’extériorité.

L’écran de téléphone devient un miroir déformant de la communication contemporaine, où « regarder sans voir » définit nos interactions numériques.

« Le village », enfin, concentre toute la charge symbolique de l’enfermement collectif et de l’impossibilité de l’évasion individuelle.

© Pierre-Gilles Launay – Tous droits réservés. Cette œuvre est protégée par la licence Creative Commons CC BY-NC-ND 4.0 avec quelques nuances. Vous pouvez lire cette nouvelle librement. Toute copie, diffusion, adaptation ou exploitation commerciale est interdite sans autorisation écrite.

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