Incipit
Les peintures quasi photographiques de Fédard Letempleur éblouissaient par leur splendeur et leur précision saisissante. Elles révélaient des détails d’une finesse presque surnaturelle.
Alors que la photographie ne fut inventée qu’un siècle et demi plus tard, et les images 3D encore bien après, Letempleur parvenait à capturer chaque reflet et chaque grain avec une minutie exceptionnelle. Ses créations transportaient le spectateur dans un réalisme si troublant qu’il croyait entendre les étoffes bruire. Les portraits en pied de Letempleur se montrent encore particulièrement remarquables. Ils capturent non seulement l’apparence physique, mais aussi l’essence même de ses sujets, comme s’ils se trouvaient dans la même salle que nous.
Letempleur était partout. Chaque réception comptait une ou plusieurs de ses œuvres, et l’on murmurait qu’il ne choisissait pas ses modèles : il les révélait. Son pinceau semblait doué d’un pouvoir ancien, comme s’il percevait l’âme derrière le visage. Ce n’était pas seulement du talent, mais une forme d’ascendant. Certains disaient qu’il fascinait, d’autres qu’il possédait.
Et ceux qu’il peignait devenaient autre chose : plus vivants, plus beaux, plus admirés.
Bientôt, on ne regarda plus Madame de… pour son nom ou sa dot, mais pour cette lumière que Letempleur avait fait éclore sur la toile, et qu’elle portait désormais en elle.
Derrière cette maitrise artistique, Letempleur dissimulait un secret jalousement préservé, même par ses modèles. Avaient-ils conclu un pacte ? À lui la gloire et à eux la beauté ? Ils en riaient, démentaient, mais nul ne révéla jamais le secret. Subjuguées par le talent de l’artiste, les personnalités les plus éminentes se pressaient pour obtenir leur propre double. Parmi elles, la belle Madame de… devint une muse récurrente.
Issue de la noblesse provinciale, elle avait été mariée à 12 ans au riche Monsieur de… alors âgé de 28 ans, mais celui-ci préférait la chasse et les jeux à la bagatelle. Le mariage ne fut jamais consommé.
Madame de… découvrit par la suite que son mari était en fait atteint du même mal de Naples que le bon roi Louis et beaucoup d’autres hommes de la haute bourgeoisie, au point que l’on renomma cette affection la maladie française.
Monsieur de… s’occupait cependant fort bien de son épouse. Pour lui faire pardonner son impuissance, il lui cédait tout. Elle ne s’en montrait pour autant pas capricieuse. Elle savait bien que, sans la fortune de Monsieur de…, elle n’aurait ni place ni voix. Elle acceptait donc son rôle de faire-valoir bien que cela lui pesa de plus en plus. Elle aurait aimé découvrir ce qu’était vraiment la vie.
Sa grâce et sa beauté inégalées attiraient de plus en plus les regards des spectateurs. Son aura de mystère et sa popularité grandissante suscitèrent l’admiration de tous, mais aussi une gêne grandissante chez son époux. Elle rayonnait désormais sans lui, à travers un autre regard que le sien. Il se savait stérile et, pourtant, un doute insidieux le rongeait. Cette vitalité nouvelle, ce feu dans ses yeux… N’étaient-ce là que les effets de l’art, ou les traces d’un trouble plus profond ?
Qu’il ait une descendance le ravivait fort, mais ici, avec ce plébéien, sa lignée ne serait-elle pas corrompue par une engeance qui ne fut pas la sienne ? Un duc, un marquis : soit. Mais un peintre !
Dans une tentative désespérée de reprendre le contrôle, Monsieur de… commanda donc à nouveau à Letempleur de peindre un portrait de sa femme. Il exigea cependant cette fois, en contrepartie, d’assister aux séances de pose. Son épouse se courrouça et l’artiste lui exposa un refus net et catégorique. Monsieur de… sombra dans l’obsession. Il devait savoir.
Déterminé à percer le mystère qui le rongeait, il fit installer en secret un œilleton pour espionner les deux protagonistes. Il les verrait à leur insu durant les séances de pose.
Ce qu’il découvrit le plongea dans une fureur aveugle : sa femme, entièrement nue, s’offrait totalement au regard de l’artiste. Il reproduisait ainsi chaque courbe avec une précision troublante. Il ne les vit pas une seule fois esquisser le moindre geste déplacé, mais il finit par comprendre que son œilleton avait évidemment été découvert. Ne les entendait-il pas parfois rire quand il s’absentait de sa cache ?
Plus tard, elle vêtit un premier vêtement que l’artiste ajouta minutieusement sur la toile, par-dessus le corps nu déjà peint. Monsieur de… comprit que cette technique permettait à l’artiste d’obtenir le meilleur des rendus en ajoutant successivement chaque couche sur le corps parfait de son épouse. Ses sens aussi s’exacerbaient. Il voyait que cela autorisait ce vil manant à la toucher, et à l’effleurer chaque fois qu’il venait ajuster ledit habit. Il entendait, enfin, la folle attirance de sa femme envers cet homme. Elle riait… même à ses galanteries.
Monsieur de… était incapable de supporter la trahison et la complicité tacite entre sa femme et Letempleur. Il élabora alors un plan diabolique.
Quand l’œuvre fut terminée, il organisa une grande fête où serait révélé le nouveau double de sa femme. Le Tout-Paris se pressa, puis le moment précieux arriva. L’artiste lui-même retira avec un plaisir évident le voile qui cachait le tableau.
Un silence stupéfait s’abattit. Les bouches s’ouvrirent, figées dans une expression qui ne sortait pas. Des personnalités s’évanouirent.
La foule regardait alternativement Madame de…, le tableau, l’artiste, et ses précédents modèles, dont beaucoup rougirent de honte ou devinrent d’une blancheur cadavérique.
Madame de… apparaissait nue.
Monsieur de… avait payé un restaurateur de tableaux pour qu’il enlevât minutieusement l’une après l’autre chaque couche de vêtement dont l’artiste avait recouvert le modèle. Fédard Letempleur ne comprenait pas. Il se retourna subitement vers le tableau et découvrit alors le sacrilège. Il blêmit, il chancela, puis il succomba, foudroyé par un infarctus.
Postface
Ses œuvres, jadis prisées, furent désormais vouées aux flammes par ses clients scandalisés. Son nom sombra dans l’oubli, effacé par la disgrâce et la vengeance implacable d’un homme désespéré.