Un récit spéculatif sur la singularité.

Le bâilleur des mondes

Incipit

J’avais entrepris un projet ambitieux : comprendre le monde d’avant la singularité, cet âge primitif où nos ancêtres — des êtres de chair et d’instinct, sans l’ombre d’une augmentation — vivaient dans une simplicité brute que je peine aujourd’hui encore à imaginer.

Ils utilisaient des gestes, des sons, et parfois même des odeurs pour communiquer. L’idée me fascinait autant qu’elle me déconcertait.

— Tu dis qu’ils bougeaient pour parler ? demanda l’un de mes collègues, perplexe.

— Oui. Ils faisaient vibrer des cordes dans leur gorge, autrement dit des sortes de ficelles, pour produire des sons, répondis-je. J’ai essayé moi-même… Mais je n’y suis pas arrivé.

Je contractai à nouveau mes boyaux internes pour reproduire leur processus. Je réussis enfin, mais ce fut un échec cuisant. Le bruit qui en sortit était caverneux, canalifère, discordant, presque terrifiant. Rien de comparable à nos mélodies harmonisées.

— Incompréhensible, continuai-je. Et ce n’est pas tout. Ces sons étaient ensuite retranscrits sous forme de signes sur des feuilles ou même gravés dans la pierre. Imagine ! Des symboles étranges et rigides qu’ils appelaient « écriture ». Mon module indique que cette pratique remonte à une technique nommée skrebh, ce qui signifie « gratter ».

Mon auditoire se connecta à mes pensées partagées. L’émerveillement fut immédiat, suivi d’une cascade de questionnements.

— Et cette couleur jaune ou dorée qu’ils utilisaient souvent, qu’est-ce qu’elle signifiait ? interrogea un autre.

— Aucune idée. L’IA ne sait pas. Mais écoutez ça : ils vouaient une étrange fascination pour un doigt qu’ils appelaient « Bravo ». Appuyait-il sur un bouton coincé entre les autres doigts ? Ou libérait-il seulement les autres doigts ?

Le groupe éclata en pensées lumineuses d’hilarité.

— Non, cela n’a aucun sens ! insista un troisième. Regarde ces cercles avec deux points et un trait : des visages, apparemment. Ils prétendaient symboliser des émotions. Les humains avaient donc des… L’IA me dit « expressions » ?

Je consultai mon module, qui m’offrit une explication :

— Oui. Une expression était un ensemble de mouvements des muscles faciaux, traduisant des émotions ou des intentions. Elles peuvent être conscientes (nommées alors sourire volontaire) ou inconscientes (nommées grimace de douleur). Ils différenciaient donc nos pensées selon la volonté.

Un silence sceptique s’installa.

— Pourquoi distinguer volontaire et involontaire ? demandai-je, pensif. N’est-ce pas inutilement compliqué ?

Je me déconnectai temporairement, et je laissais mes collègues réfléchir. Mon module continuait à m’inonder d’informations. L’écriture, disait-il, obéissait à des règles complexes : des « voyelles » laissaient passer l’air, des « consonnes » le bloquaient.

Chaque lettre était soumise à des lois absurdes. Je tombai finalement sur un « manuscrit » qui détaillait ces règles : elles variaient selon le sexe, l’âge ou même la possession. On parlait de ma nuscrit, ta puscrit, ou sa cristie.

— Quelle absurdité ! lançai-je en revenant. Pourquoi compliquer ce qui peut être pensé en un instant ?

Mon auditoire acquiesça, puis posa une dernière question :

— Ces humains ressentaient-ils réellement quelque chose, ou ces gestes et ces sons n’étaient-ils qu’automatiques ?

Postface

Cette interrogation me troubla. Je décidai de couper le lien. Ces complications m’épuisaient. Je m’isolais dans mon cocon. Je désactivai mes modules de recherche, et je plongeai dans l’oubli, loin de ces pensées alambiquées.

Nos ancêtres étaient décidément bien étranges. Mais en fin de compte, pourquoi s’en soucier ?

Analyse littéraire

Le texte inverse la Genèse : le verbe ne crée pas, il désoriente ; le souffle ne donne pas la vie, il l’embrouille ; l’écriture n’est pas une révélation, mais une aberration fossile.

Structure narrative

  • Incipit : Les ancêtres d’avant la singularité
  • Le verbe : Découverte des modes de communication primitifs
  • Les cordes : Révélation sur la parole
  • Le grattage et le barbouillage originels : Le mystère de l’écriture
  • Le muscle de l’émotion : Les règles d'écriture variables
  • Postface : Épuisement et abandon du projet

Thématiques principales

L’œuvre explore la déshumanisation progressive à travers le regard d’êtres posthumains qui étudient leurs ancêtres humains comme des spécimens primitifs. La thématique centrale interroge ce qui constitue l’essence de l’humanité : la communication corporelle, les émotions spontanées, la complexité linguistique sont présentées comme des archaïsmes incompréhensibles.

L’œuvre développe également une réflexion sur la perte culturelle et l’oubli. Les protagonistes, malgré leur évolution technologique, ne parviennent plus à saisir la richesse de leur héritage. Cette amnésie collective questionne le prix du progrès et la valeur de la mémoire.

La communication forme le nœud du récit. Le contraste entre les « pensées partagées » instantanées des posthumains et la complexité du langage humain (vocal, gestuel, écrit) révèle un paradoxe : ce qui semblait être une simplification s’avère être un appauvrissement.

Style narratif

L’auteur adopte une narration à la première personne du point de vue d’un être posthumain, créant un effet d’étrangeté. Ce procédé du regard étranger permet de défamiliariser notre propre humanité, la rendant soudain exotique et mystérieuse.

Le ton oscille entre pseudoscientifique et comique. Le narrateur emploie un registre académique pour décrire des réalités banales (parler, écrire, sourire), créant un décalage humoristique qui sert la satire. Les dialogues avec les collègues renforcent cet effet de groupe d’étude perplexe.

La structure narrative suit une progression descendante : fascination initiale, questionnements croissants, puis abandon et retrait dans le « cocon ». Cette courbe reflète l’incapacité des posthumains à soutenir l’effort de compréhension de leur propre origine.

Symbolisme

Le titre « Le bâilleur des mondes » condense l’ambigüité du récit. Le bâillement évoque à la fois l’ennui et l’ouverture (de la bouche, des mondes). Le narrateur incarne cette figure contradictoire : créateur de mondes par sa recherche, mais qui finit par bâiller d’ennui devant la complexité humaine.

Les métaphores dégradantes révèlent la vision mécaniste des posthumains : les cordes vocales deviennent des « ficelles », l’écriture se réduit au « grattage ». Cette réduction symbolique illustre l’appauvrissement du regard sur l’humain.

Les malentendus linguistiques (le pouce appelé « Bravo », les déformations « ma nuscrit/ta puscrit ») symbolisent la dégradation de la transmission culturelle. Ces jeux de mots révèlent comment le sens se perd et se déforme à travers le temps et la technologie.

Le « cocon » final représente la fuite face à la complexité. Symbole à la fois protecteur et régressif, il illustre le choix de l’ignorance volontaire face à l’effort de compréhension du passé.

© Pierre-Gilles Launay – Tous droits réservés. Cette œuvre est protégée par la licence Creative Commons CC BY-NC-ND 4.0 avec quelques nuances. Vous pouvez lire cette nouvelle librement. Toute copie, diffusion, adaptation ou exploitation commerciale est interdite sans autorisation écrite.

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