Un voyage narratif dans les limbes littéraires.

Le voyageur est garé

Incipit

Le livre n’est-il pas un vaisseau où se rencontrent les mondes imaginaires à grand fracas de mondes réels ?

Je me souvins d’un jour où je naviguais à vitesse subclitique. Mon aéronef avait fière allure et absorbait les mots au fur et à mesure de leur émission. À un moment, par l’une de ces pirouettes dont la Nature a le secret, un trou de vers, ou une déchirure de l’espace-temps, je pus même me projeter bien loin dans le temps, mais je me retrouvai aussi dans un univers étrange. J’avais perdu le fil de mon voyage. Leur sciure avait envahi mon espace telle de la poussière de mémoire. Je ne reconnaissais plus personne. Non ! La faute m’en incombait. Les évènements passés au gré des pages rencontrées semblaient eux-mêmes sans rapport avec la grande Histoire. Vite, je revins plusieurs pages en arrière. J’en serai quitte pour revivre cette partie-là de l’aventure.

Je regardais mon compteur de linéarité. J’avais enfin quitté la zone de feu de la frange. Je n’aimais pas ces entités hostiles, ces mercenaires de la décadence qui se complaisent dans les récits simples, directs, sans détour poétique ni complexité narrative. J’avais au moins réussi à échapper à leurs radars.

Je poursuivis ma course. Les capteurs pragmatiques semblaient déboussolés. Nous étions entrés dans un monde contemplatif, là où les actions immédiates s’enfoncent dans les noirceurs figiques du gel poétique. Mon navire s’engluait. Je ressentais moi-même une certaine torpeur. J'aurais dû dormir, mais je poursuivais pourtant l'aventure. Je buvais désormais chaque chapitre jusqu’à la dernière goutte, puis je tournais encore et encore les pages de plus en plus vite, mécaniquement. J’errais maintenant en pilotage automatique, puis je sombrais dans les limbes de la démesure. J’avais atteint le but du voyage, mais je n’en avais rien retenu.

Postface

Peut-être n’y avait-il plus rien à comprendre. Peut-être fallait-il simplement tout recommencer. Il me faudrait donc réinitialiser le système…

Cela seul me permettrait de retrouver une progression claire et logique où chaque évènement s’intègre parfaitement à la chronologie et à la trame spatiotemporelle.

Mais le voulais-je vraiment ?

Analyse littéraire

Le texte trace une allégorie poétique du lecteur, transfiguré en navigateur spatial. Au fil des pages, il s’égare dans l’immensité narrative, mais il poursuit pourtant sa lecture malgré l’épuisement. Il ne lui reste plus qu’une alternative : renaitre ou tout oublier.

Structure narrative

  • Incipit : Présentation de l'allégorie livre-vaisseau spatial
  • Phase de croisière : Navigation subclitique et absorption des mots
  • Trous de vers : Perte du fil discursif
  • Zone de la frange : Menace existentielle
  • L’engloutissement : Enlisement contemplatif et compulsif
  • Postface : la spirale

Thématiques principales

Cette œuvre métanarrative figure l’acte de lecture comme un voyage périlleux. Le lecteur-navigateur traverse différents régimes narratifs, de la « vitesse subclitique » qui absorbe les mots à l’enlisement dans le « gel poétique ». L’expérience révèle ses dangers : perte de repères temporels, dissolution de l’identité, lecture compulsive qui fait « tout atteindre » sans « rien retenir ».

Le texte interroge aussi l’opposition entre simplicité et complexité littéraires. Les « mercenaires de la décadence » défendent les « récits simples », tandis que le narrateur fuit vers des « zones contemplatives » où règne la « complexité narrative ». Cette tension interroge la pluralité des valeurs esthétiques sans trancher entre elles.

Enfin, la circularité du récit (recommencer ou accepter la dissolution) pose la question fondamentale du rapport au sens. La « réinitialisation » permettrait de retrouver une « progression claire », mais la question finale (« Mais le voulais-je vraiment ? ») suggère que cette linéarité pourrait appauvrir l’expérience.

Style narratif

L’auteur développe un style hybride mêlant registre spatial technique (« aéronef », « capteurs pragmatiques ») et lyrisme poétique (« noirceurs figiques », « limbes de la démesure »). Cette fusion mime la désorientation décrite et crée un effet d’étrangeté cohérent avec le propos.

L’écriture est délibérément autoréférentielle : les mentions de « pages », « chapitres » et l’acte de « tourner les pages » brisent l’illusion narrative pour rappeler constamment qu’on lit un texte sur la lecture. Cette mise en abyme renforce le vertige thématique.

Symbolisme

Le vaisseau symbolise l’esprit du lecteur naviguant dans l’univers textuel, son immobilisation progressive (« s’engluer ») représentant l’absorption dangereuse dans la fiction. Les « trous de vers » figurent les ruptures de la linéarité narrative, ces moments où la lecture transgresse le temps chronologique.

La « sciure » et la « poussière de mémoire » évoquent la fragmentation de l’expérience quand elle perd sa cohérence. Le « pilotage automatique » final symbolise la lecture compulsive où disparait tout contrôle critique, menant à cette forme paradoxale d’accomplissement vide : atteindre le but sans rien retenir.

© Pierre-Gilles Launay – Tous droits réservés. Cette œuvre est protégée par la licence Creative Commons CC BY-NC-ND 4.0 avec quelques nuances. Vous pouvez lire cette nouvelle librement. Toute copie, diffusion, adaptation ou exploitation commerciale est interdite sans autorisation écrite.

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