Une promenade qui se tord dans l’espace.

Le lac de la Cassière

Incipit

Je vais vous conter l’histoire de l’un de ces lieux où la réalité semble parfois se plier à d’autres dimensions.

Le premier novembre dernier, nous avons décidé de faire le tour du lac de la Cassière en partant du parking, au milieu du contour. Ce superbe lac d’Auvergne, à la mémoire si claire, incarnait le repli sur soi. Il justifiait le trouble abandon à observer la pureté de notre propre reflet dans son eau si transparente.

Il fut naguère visité par Arsène Lupin, en fait son alter ego Maurice Leblanc, vers 1920. Le célèbre romancier raconta finalement son histoire en 1927 dans La Demoiselle aux yeux verts. Il savait que le poète, évêque, et homme de pouvoir Sidoine Apollinaire lui-même, dont s’inspira plus tard un certain Guillaume du même nom, y séjourna aussi vers 457. Ils cherchaient tous les deux, dit-on, la source de la fontaine de Jouvence. Ils cessèrent toute vie mondaine peu après.

La balade était plaisante, avec la forêt qui se déployait autour de nous, et une vue splendide sur ce petit lac de montagne. Nous rencontrions et disions bonjour aux pêcheurs, et ils nous répondaient en chœur, puis les pêcheurs se tarirent jusqu’à ce qu’ils disparaissent peu à peu. Un dernier promeneur, rencontré sur la rive, nous avertit, l’air inquiet, de faire attention aux chasseurs dans la forêt. Il est vrai que l’on entendait au loin les fauves canins hurler. Les hommes de l’ombre s’apprêtaient à lancer leur meute sur le gibier.

À un moment, le rivage devint impraticable, mangé par des rochers et des tourbières. Nous avons alors emprunté un sentier en retrait, qui longeait le lac dans l’épaisseur de la forêt. La canopée devenait de plus en plus dense. Le calme aussi. Nous chuchotions. Il ne fallait pas gaspiller ce moment précieux.

Nous avons marché longtemps. Nous atteignîmes un carrefour. Sur la droite, un chemin semblait nous ramener vers le lac, mais il donnait l’impression d’être plus éloigné, vers un autre village, comme si nous avions dépassé le lac depuis longtemps.

Et pourtant… nous sommes revenus presque exactement à l’endroit où nous avions rejoint le sentier, après au moins deux kilomètres de marche. Impossible. Le lac semblait s’être refermé sur nous, et, tout autour, les mêmes pêcheurs se retrouvaient aux mêmes endroits.

Comment cela était-il possible ? Aucune légende, aucun écrit ne mentionnait un tel phénomène en ces lieux. Pas ici !

Ce n’est qu’au bout d’un moment que nous avons compris : nous avions longé le rivage, mais à cet endroit, il dessinait une excroissance qui s’en éloignait à angle droit. Le sentier, tout en semblant fidèle au lac, nous avait subtilement menés ailleurs. Et, par un étrange détour, le carrefour nous avait ramenés à notre point de départ.

Le mystère avait ainsi une explication simple…

Mais au fond, je préfère encore mon histoire de translation temporelle.

Postface

Arrivé à la voiture, je m’empressai d’allumer le GPS.

Il n’y avait pas d’excroissance. Le trouble me saisit.

Au loin, deux promeneurs surgis de nulle part, un homme et une femme, s’apprêtaient à commencer le tour du lac. Que se passerait-il s’ils prenaient l’autre chemin ?

Je tournais la clé de contact.

La terreur nous saisit.

Analyse littéraire

Le texte trace une allégorie poétique du lecteur, transfiguré en navigateur spatial. Au fil des pages, il s’égare dans l’immensité narrative, mais il poursuit pourtant sa lecture malgré l’épuisement. Il ne lui reste plus qu’une alternative : renaitre ou tout oublier.

Structure narrative

  • Incipit : Présentation du cadre fantastique et de la promesse narrative
  • L’invitation au mystère : Mise en place du décor (le lac de la Cassière) et du contexte historique (les chercheurs d’éternité)
  • L’effacement progressif : Disparition graduelle des témoins humains, montée de l'inquiétude
  • L’engloutissement végétal : Entrée dans la forêt dense, isolement croissant des protagonistes
  • La boucle impossible : Le phénomène inexpliqué par un retour au point de départ après une marche linéaire
  • Postface : la spirale de l’impasse-temps

Thématiques principales

Cette œuvre métanarrative figure l’acte de lecture comme un voyage périlleux. Le lecteur-navigateur traverse différents régimes narratifs, de la « vitesse subclitique » qui absorbe les mots à l’enlisement dans le « gel poétique ». L’expérience révèle ses dangers : perte de repères temporels, dissolution de l’identité, lecture compulsive qui fait « tout atteindre » sans « rien retenir ».

Le texte interroge aussi l’opposition entre simplicité et complexité littéraires. Les « mercenaires de la décadence » défendent les « récits simples », tandis que le narrateur fuit vers des « zones contemplatives » où règne la « complexité narrative ». Cette tension interroge la pluralité des valeurs esthétiques sans trancher entre elles.

Enfin, la circularité du récit (recommencer ou accepter la dissolution) pose la question fondamentale du rapport au sens. La « réinitialisation » permettrait de retrouver une « progression claire », mais la question finale (« Mais le voulais-je vraiment ? ») suggère que cette linéarité pourrait appauvrir l’expérience.

Style narratif

L’auteur développe un style hybride mêlant registre spatial technique (« aéronef », « capteurs pragmatiques ») et lyrisme poétique (« noirceurs figiques », « limbes de la démesure »). Cette fusion mime la désorientation décrite et crée un effet d’étrangeté cohérent avec le propos.

L’écriture est délibérément autoréférentielle : les mentions de « pages », « chapitres » et l’acte de « tourner les pages » brisent l’illusion narrative pour rappeler constamment qu’on lit un texte sur la lecture. Cette mise en abyme renforce le vertige thématique.

Symbolisme

Le vaisseau symbolise l’esprit du lecteur naviguant dans l’univers textuel, son immobilisation progressive (« s’engluer ») représentant l’absorption dangereuse dans la fiction. Les « trous de vers » figurent les ruptures de la linéarité narrative, ces moments où la lecture transgresse le temps chronologique.

La « sciure » et la « poussière de mémoire » évoquent la fragmentation de l’expérience quand elle perd sa cohérence. Le « pilotage automatique » final symbolise la lecture compulsive où disparait tout contrôle critique, menant à cette forme paradoxale d’accomplissement vide : atteindre le but sans rien retenir.

© Pierre-Gilles Launay – Tous droits réservés. Cette œuvre est protégée par la licence Creative Commons CC BY-NC-ND 4.0 avec quelques nuances. Vous pouvez lire cette nouvelle librement. Toute copie, diffusion, adaptation ou exploitation commerciale est interdite sans autorisation écrite.

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